« Est-ce que ce n’est pas un travail répétitif que de numériser des manuscrits ? »
Voilà la question que l’on me pose le plus souvent quand je dis que je suis photographe à l’IRHT et que je me rends dans les bibliothèques pour numériser, folio par folio, des dizaines de codex. C’est cette même question que je me suis posée, il y a deux ans maintenant, lorsque j’ai envoyé ma candidature pour ce poste. Il faut quatre années d’études pour apprendre le métier de photographe et avoir les bases pour se lancer. Quatre années durant lesquelles je n’ai jamais entendu parler de photographie scientifique, de numérisation de manuscrits, ou de manuscrits tout simplement. Ce n’est pas un travail auquel on pense quand on veut devenir photographe. Alors je suis arrivée à l’entretien d’embauche avec mes maigres connaissances, de ce que j’avais pu voir lors d’expositions dans des musées ou des bibliothèques, mais sans savoir réellement en quoi pouvait consister ce travail. Rien de plus qu’indiqué dans l’annonce : de la numérisation de fonds anciens dans les bibliothèques. Ce choix que j’ai fait il y a deux ans, je ne le regrette pas. Je ne regrette pas de numériser des manuscrits de 100, 200, 400, 600 folios en tâchant de n’oublier aucune page. Je dirais même que je prends un sacré plaisir à les feuilleter, à découvrir les merveilles qu’un manuscrit peut nous réserver au détour de ses pages. Nous voilà transportés aux VIIe , X e , XVe siècles, avec toute la poussière, toutes les traces du passé. Comment trouver ce travail répétitif quand chaque page est unique ?
Cela n’a pourtant pas été simple, au début. Après une journée passée en formation avec mon responsable, Gilles Kagan, à la bibliothèque de Vendôme, je me suis très vite retrouvée seule, à Mâcon, en Bourgogne, à devoir photographier le fonds de la bibliothèque, des archives municipales et des archives départementales. Mon téléphone n’était jamais loin, sachant que je pouvais appeler Gilles à n’importe quel moment de la journée pour lui parler d’un manuscrit qui ne voulait pas se laisser manipuler par une débutante et récupérer de précieux 12 conseils pour dompter la bête. Vous vous êtes peut-être, un jour, retrouvé(e) dans cette situation où, pour la première fois, vous avez entre vos mains un codex. Ce n’est pas qu’un simple livre, c’est 500, 600, 700 ans d’histoire ! On se rend très vite compte, surtout au début, que l’on n’ouvre pas un manuscrit comme on ouvrirait un livre de poche, tout juste acheté au café de la gare. Il y a ce respect du contact avec le passé, cette émotion particulière de découvrir une calligraphie propre à son temps, ces couleurs encore bien présentes. Et puis il y a l’émerveillement. Un véritable retour en enfance, quand, au pied du sapin, il y avait exactement le jouet qu’on voulait tant. On tourne la page d’un manuscrit et on se retrouve devant une lettre ornée, une enluminure, avec des couleurs et des détails qui font qu’il y a toutes ces étoiles dans les yeux devant la beauté de l’objet. On peut même se retrouver à apprécier la finesse du trait d’une scène de torture. Et puis bien sûr, il y a cette petite voix intérieure qui vous dit que vous avez la chance de découvrir l’intégralité d’une œuvre que peu de personnes ont ouverte. C’est un sacré privilège que m’a offert l’IRHT dès mes débuts : la découverte de cette culture, de ce morceau d’histoire connu d’un cercle plutôt fermé et surtout la possibilité de participer à sa mise à disposition pour le public.
Le travail de numérisation n’est pas spécialement compliqué si je le compare à la photographie aérienne, que j’avais pratiquée auparavant. C’est un travail de studio, pour lequel tout photographe est normalement préparé, avec une approche qualitative très poussée. Il n’est pas question ici de faire des photos floues, que l’image du manuscrit soit bleue ou déformée sur la reproduction, ou de ne photographier que ce que l’on a envie de photographier. La journée se décompose en deux parties distinctes : le début où vous êtes en forme et motivé(e) pour faire plein de photos, et le moment où vos yeux, votre dos et votre cerveau vous supplient d’arrêter. Comprenez bien : les réglages pour un manuscrit demandent un petit peu de temps au début, mais une fois que tout est calé – l’appareil photo en place, une lumière uniforme, pas de reflet sur le verre, de belles couleurs –, « il ne reste plus qu’à tourner la page ». Bien sûr, on continue à s’émerveiller à chaque folio, mais techniquement, il n’y a qu’à tourner la page, appuyer sur le bouton d’un clavier, se prendre un flash dans la tête (en moyenne 1 000 flashes par jour), vérifier sur l’écran que la photo est correcte, et on enchaîne. Alors parfois, au bout de 700, 800 flashes, on a bien envie que la journée s’arrête. Surtout si entre temps on a eu un manuscrit, la plupart du temps un petit manuscrit, avec une reliure moderne très serrée, qui n’aura pas arrêté de bouger pendant la numérisation de ses 300 folios.
Mes principales missions ont eu lieu en Bourgogne et en Basse-Normandie. Mes numérisations sont déjà accessibles sur la BVMM, et c’est avec une certaine fierté que je me dis que grâce à ce travail, tout le monde peut y avoir accès. C’est d’ailleurs dans cette optique que j’utilise fréquemment Twitter pour mettre en avant les missions et communiquer sur les petites drôleries que je trouve, avec l’aide de Karima Pedemas, responsable des publications et des réseaux sociaux. Ce fut aussi une grande joie et une belle expérience de partir en mission avec la section grecque à Istanbul en fin d’année dernière, afin de réaliser des photographies pour la préparation du catalogue de l’un des trois fonds principaux de la Bibliothèque patriarcale, celui des manuscrits provenant du monastère de la Sainte-Trinité, sur l’île de Chalki. J’ai pu voir le côté recherche, que l’on ne voit quasiment pas en temps normal en mission photographique dans les bibliothèques.
Je finirai en disant que le soir, à 400 km de chez soi, seule dans une chambre d’hôtel ou à la table d’un restaurant, on a parfois envie de rentrer chez soi et de retrouver ses amis ou sa famille…, mais, tous les matins, les manuscrits sont présents et ils me rappellent que j’ai la chance de pouvoir les découvrir.
Texte publié dans le Bulletin des amis de l’IRHT en 2017 (Lien vers le bulletin).
Photo © Théo Vigne